Nijuman no Borei (200 000 fantômes)

 

Après Hiroshima, mon amour, après Resnais investigateur de la nécessité de la mémoire et compositeur d'un cinéma pensé fondamentalement comme étant selon le même processus que la mémorisation - s'impose-t-il de revenir en ce lieu peuplé de 200 000 fantômes selon la litote du dernier titre de Jean-Gabriel Périot ? Eu égard au type de regard posé au quotidien sur le monde, cela se réclame. Se réclame autrement en ce champ de l'expérimental que ce jeu, au plaisir vain et comme autre facette de l’Entertainment. Par ailleurs, les propositions successives de Jean-Gabriel Périot rejettent la force, sinon de l'oubli, de l'édulcoration, de la célébration à l’œuvre. Il rechigne car le contemporain se plaît à empaqueter l'Histoire, à façonner du Héros selon les critères du conte qui le reconnaît pour sa compétence, qui, pour elle, le distingue, l'envoie ailleurs avec une mission qu'il sait vaillamment accomplir, avant d'être fêté, acclamé, panthéonisé... et pour cela même, parfois, il se plaît à en déterrer de l'oubli. Jean-Gabriel Périot préfère chercher des images traces et en montagiste, produire de la phrase sur ce passé, par la couture du fragment voire du plan. Celui qui n'y verrait qu'une virtuosité du bout à bout, porté par la musique toujours à propos, ne verrait rien. La gravitation de cet opus autour du monument s'opère en un travail de raccords constants... en rappels comme l'on dirait d'une escalade. Telle image N&B est poussée par la même en couleur, carte postale pastel d'antan, tel axe est suivi d'un éloignement du point de vue, embrassant un espace plus ouvert ou inversement se greffe sur un espace réduit pour tel détail de l'architecture, telle image s'avère le coin de telle autre prise à un autre moment, les fragments s'agglutinent sans s'effacer. Il y a manière de film.

C'est faire le tour du bâtiment, s'en approcher, le localiser, le prouver comme déjà une architecture marquée avant de l'être par l'impact de la bombe qui explosa si près. Sans Voice over didactique, puisqu'il ne s'arroge pas le pouvoir savant, Jean-Gabriel Périot partage ses préoccupations et dépasse le constat en créant des interconnexions temporelles. Cependant, ce bâtiment, détruit par les Occidentaux, en temps de guerre, était déjà un lieu qu'ils connaissaient puisque, quoique hall municipal de l'industrie et des arts, il fut construit par un Tchèque, Jan Letzer, en 1915 afin d'accueillir les étrangers qui venaient à Hiroshima pour organiser des échanges commerciaux. La vidéo suit son histoire d'après la bombe grâce aux recherches d'archives ; elle suit les changements de son environnement qui a depuis longtemps effacé les ruines et s'est modernisé. Elle prouve une ville en expansion, mais pour prendre le bâtiment comme élément prégnant, obsessionnel, et inversement sans apparent changement, elle le donne comme monument - ce qui fait que l'on se souvient - puisque s'il a été restauré, c'est de manière invisible afin que perdure le souvenir. La sphère de métal et ses claires-voies sont celles déjà décrites par Resnais... Des silhouettes d'hommes trouent ce domaine, de ceux qui occupèrent, militaires du Commonwealth, de ceux qui reconstruisaient, de ceux qui passèrent parfois... et plus décisivement, en synecdoque, des lanternes de papier voguent sur la rivière qui longe le désormais jardin entourant le monument A-Bomb Dome. Le film reconnaît ainsi que ce lieu n'a d'être qu'à accepter l'humain, l'humain vivant. Les couleurs de ces lumières sur l'eau contrastent avec le poids des commémorations réglées. Pour preuve encore, l'explicit privilégie une famille, regard frontal, en effet hors cadre, elle sourit sur son tatami. « Vivre » dit-elle sans mots. 200000 fantômes n'appelle pas au recueillement mais à l'être là, dans la force du refus. La vidéo assure qu'à la destruction physique ne doit pas succéder la destruction rituelle. Dies Irae, en 2005, avait imposé un retour à Auschwitz, après la traversée des innombrables sentiers, nationales, autoroutes. Eût-elle été criminelle, l'année suivante, en métonymie aux brutalités trop souvent devenues mode d'être, ramène à l'ignominie de ces places publiques où l'on rasait des femmes au son des liesses de la Libération.

Et sans hasard puisque toujours au détour de ses recherches, et de son désir de comprendre le monde qu'il aimerait autre, Jean-Gabriel Périot dit l'histoire pour abstraire des idées, celle de la violence, celle de la barbarie, il le fait mais non pour s'apitoyer... L'arme contre la violence, c'est l'élan sans pause, c'est penser sans pause, c'est faire violence au silence de l'oubli.

 

par Simone Dompeyre
Traverse vidéo, 2008